Manifeste contre la SocialTech
Oct 27, 2023
Vous ne me verrez probablement jamais à un évènement SocialTech. Dans ce texte, j’explique pourquoi.
Aux origines de la SocialTech
La Social Technology, SocialTech pour les intimes, n’est pas qu’une mode évènementielle. C’est un courant de pensée qui, puisé à ses sources (le XIXe siècle) se donne pour mission de réflechir à un système de valeur guidant la science et le développement de la technologie pour la mettre au service des communautés humaines. Ces principes régulateurs s’appliqueraient aussi bien à l’activité d’invention qu’à la division du travail. Vous verrez, nous reviendrons sur ce tout dernier point plus tard, car il a son importance.
Aux origines du terme se trouvent Albion Woodburry Small et Charles Richmond Henderson, deux sociologues de l’Université de Chicago, qui ont un jour décidé de rant sur la technologie et sur ses impacts sociétaux. Un peu comme moi, finalement (mais en moins sexy).
Comme le sujet de ce post est le rapport que j’entretiens personnellement avec le sujet, et que je n’ai pas vocation à vous réciter Wikipédia, vous pouvez aller consulter la fiche de la Social Technology directement chez eux.
Le problème de la SocialTech
Quiconque s’opposerait publiquement à ce que le progrès technologique soit mis au service de l’humanité plutôt que de profiter à une oligarchie ferait tâche au milieu d’un dîner mondain peuplé de gens de bien. Le discours humaniste se vend bien, ce n’est pas un hasard si les CEOs de start-ups à la recherche de fonds ont la salvation messianique de l’humanité plein la bouche. Il n’est pas garanti qu’un fondateur ne tente pas de rééllement risquer son chino en essayant de marcher sur l’eau devant le VC qu’il drague depuis deux ans. Et qui pourrait lui en vouloir ? Comme dit l’adage, qui ne tente rien n’a rien.
Cependant, dans les faits, quelqu’un doit bien s’atteler à la tâche. Quelqu’un doit bien la créer, cette technologie émancipatrice. Je n’oserai pas dire “mettre les mains dans le cambouis”, car soyons honnêtes deux minutes, j’ai vu les mains de mes collègues.
Créer et former
Tester des logiciels et des outils tour à tour niche, complètement obscurs ou hyper-sexy, puis former d’autres à l’usage de ces technologies, c’est ma came. Dans mes moments de délires de grandeur, je me vois un peu comme une architecte qui construit des ponts de savoirs. Si je parviens à permettre à l’autre de se l’approprier, non seulement cet individu aura gagné en autonomie et intelligence, mais moi aussi. Dans mes moments les plus lucides, je sais que je suis une modeste dégénérée avec assez de bol pour vivre dans une société où des gens sont assez fous pour me payer à rant sur mes intérêts spécifiques.
Mon point de vue est radicalement positiviste : je crois au progrès humain par la science et la technologie, je crois aux organes régulateurs qui nous forcent à ne pas nous auto-détruire également. Mais aujourd’hui, la SocialTech a une autre image.
La SocialTech, c’est aujourd’hui beaucoup de slides, beaucoup de buzzwords empruntés aux mouvements politiques, notamment celui des femmes. Pour illustrer mon propos, je vous propose de vous donner mon avis non sollicité sur les conférences se centrant sur le parcours et la visibilité des femmes dans l’insdustrie informatique.
Une femme parle
Une femme parle de son parcours dans la tech. Elles soulève des problèmes récurrents auxquels les femmes sont confrontées. Des gens écoutent et se disent “ah ouais, y a vraiment des gens différents de moi dans la vie en fait”. À la fin, ces gens remercient la femme de leur avoir appris qu’ils n’étaient pas seuls sur Terre, tout le monde mange des petits fours et tout le monde est très content, car quand même, c’est une super ambiance.
Il m’est arrivé qu’on me propose d’être cette femme. Et honnêtement… ?
…plutôt crever
Chouchouter des égos pour faire passer un message ou changer des mentalités, j’y crois moyen. Même si cela fonctionnait (dans un monde idéal), je ne me bousculerais pas pour effectuer cette mission.
Expliquer à une salle remplie de mecs pourquoi le sexisme et le racisme c’est pas tip top, excusez-moi, mais j’ai la flemme. Détailler comment la sous-division genrée du travail nous pénalise toujours, inéluctablement, et cela dans tous les aspects de notre vie de femmes, et blablabli et blablabla. Alors que Christine Delphy, Angela Davis, Monique Wittig et FUCKING DOROTHY ALLISON existent ? Ouvrez un bouquin et arrêtez de nous les briser deux minutes pour remplir l’évènement tech-nénéttes que l’équipe de marketing vous a commandé. Ou écoutez un podcast, vu que personne ne veut plus lire de nos jours.
Le serpent du care qui se mord la queue
Ce n’est pas un hasard si on demande à des femmes de parler de ce que c’est qu’être une femme dans le domaine de la chose technologique. Oui, je sais, vous allez dire “La parole aux concernées, gnagnagna”. Elle a bon dos, la parole des concernées. Comme par hasard, le moment où vous invitez une femme sur scène, c’est pour vous éduquer. Pour vous expliquer la vie. Une femme, pas trop éloignée des codes sociaux de l’auditoire, de préférence, on ne va quand même pas pousser mamie dans les orties.
Et tout ce temps à préparer des slides pas trop agressives et à vous délivrer des “connaissances” que vous pourriez avoir si vous sortiez le dimanche, c’est du temps qu’une meuf ne passe pas, je sais moi, au spa avec ses copines (ou à faire des courses en quad pour les lesbiennes radicales, soyons inclusives). Du temps qu’elle ne prend pas à se former, à monter en compétences, à tromper son mari (car oui, une femme a le droit d’avoir des hobbies, comme tout le monde).
Quel dommage.
On en revient à nouveau à cette division du travail qui nous est destinée, dans laquelle on s’engouffre, instinctivement, par familiarité, et bien sûr : avec le sourire et la permission du mari.
Et les patrons, dans tout ça ?
Mais pourquoi, soudainement, tous ce beau monde tient-il absolument à ce que les femmes s’engagent dans la voie professionnelle de l’informatique ? C’est bizarre, je ne vois pas autant de zèle dans le milieu de la mécanique automobile.
Mes soeurs : c’est parce qu’ils ont compris à quel point les femmes sont une main-d’oeuvre pas chère et corvéable à merci. Nous sommes ainsi la variable d’ajustement pour faire pression sur une baisse des salaires. Il n’y a aucun domaine professionnel, à l’heure actuelle où l’on est payé de la sorte.
C’est peut-être une théorie du complot, donc on en reparlera peut-être dans dix ans. Si quelqu’un veut faire un pari, faites-moi signe.
Que faire, en attendant ?
La lutte des femmes est une chose trop importante pour la laisser à des marketeux et à des gens en mal d’ascension professionnelle. Relisez bien cette phrase, car c’est un banger.
Ce principe s’applique aux différents mouvements d’émancipation, mais la lutte des femmes, la seule qui se vaut à mes yeux, les inclue, peu importe ce qu’en pense Caroline Fourest.
La vérité, c’est que les différents sujets effleurés lors de conférences SocialTech sont profondément enracinés structurellement, à l’échelle de la société. Et ce n’est pas en posant vos culs flasques dans une salle de conférence tech que vous comprendrez quoi que ce soit. Les sujets sociétaux vous tiennent à coeur ? Engagez-vous, comme dirait l’autre. Non, Gontran, acheter un vélo-cargo n’est PAS un engagement politique.
S’engager
S’engager, c’est avoir, comme disent les anglophones, la skin in the game. Prendre des risques, mettre ses convictions à l’épreuve, se frotter à et s’organiser avec des gens différents de vous. Oser perdre des potes, des relations pros, risquer même la prison dans certains contextes. C’est aussi se faire des amis, se déniaiser, mettre ses privilèges au service de la construction d’alternatives. Non, Gontran, ton idée de SaasS est très bonne, mais par pitié, je ne parle pas de ça, on se concentre.
Vous pouvez organiser autant d’evènements pros ciblant les femmes, les trans, les furries ; vous pourrez écouter pendant des heures des conférences sociales destinées à un public de jeunes cadres dynamiques en mal de convictions, mais si vous ne vous frottez pas à la politique, celle qui fait la cité, vous resterez ignards et profondément niais. Tant que vous ne vous vous serez pas frottés à certains aspects inhérants de ces positions sociales dont vous entendez “parler”, mais que vous ne “vivez” pas.
S’armer
Certains d’entre nous ne sommes pas venus à la politique, nous n’avions simplement pas le choix : les problèmes structurels qui pourrissent la société faisaient déjà partie de notre quotidien à la naissance (Alexa, joue “Né sous la même étoile”).
La conscientisation forcée de sa propre condition à un (trop) jeune âge contribue, paradoxalement, à forger une arme intellectuelle redoutable.
Cette arme, personne n’a le droit de vous dire comment en faire usage. Envoyer balader les bonimenteurs de service, qui par ailleurs n’auraient pas survécu dix minutes dans notre vie, mais qui couinent dans nos oreilles face à notre refus d’adhérer à leur version polissé de la respectabilité en vogue, c’est notre droit le plus strict.
Mais, puisque vous êtes arrivés jusqu’à la fin de ce post sans trop vous décourager, j’ai une suggestion : nous devrions nous unir, inventer autre chose qui viendrait bousiller le marketing de l’inclusivité à la Sillicon Valley, et faire paniquer tout le monde.
Au moins, je pense qu’on rigolerait bien (et si cela n’est pas une cause noble, je ne sais pas ce que c’est).